Alors que paraît en ce mois de janvier
2013 la première édition française de l’anthologie Finnish Comics Annual grâce
à une collaboration entre Rackham et la Finnish Comics Society, il semblait
opportun de rencontrer l’une des figures emblématiques de l’édition alternative
finlandaise pour mieux comprendre, de l’intérieur, l’effervescence qui anime la
Bande Dessinée nordique depuis plusieurs années. Jelle Hugaerts, co-fondateur avec
Tommi Musturi de l’audacieuse maison d’édition finlandaise Huuda Huuda nous révèle au cours de cet entretien son sentiment sur la création énergique
et singulière venue du Nord et sur l’intérêt grandissant qu’elle suscite dans
nos contrées.
[Entretien disponible en version anglaise sur du9.org]
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NICOLAS VERSTAPPEN : L’intérêt
pour la Bande Dessinée nordique n’a cessé de croître ces dernières années
notamment en Amérique du Nord, en France et en Belgique où de nombreuses
traductions ont été entreprises. Au travers d’ouvrages publiés par
Fantagraphics, Drawn & Quarterly, Top Shelf, le Fremok ou encore La CinquièmeCouche, on éprouve le sentiment qu’un « Monde Perdu » est soudain
découvert pour s’imposer sur la carte mondiale de la Bande Dessinée. Quelles
sont pour vous les raisons de ce phénomène ? Est-ce dû à l’émergence d’une
nouvelle génération d’éditeurs, d’auteurs et d’œuvres remarquables ? Au
travail actif de Nordicomics,
la plateforme fondée par la Finnish Comics Society et divers partenaires culturels,
qui promeut les auteurs nordiques à travers le monde ?
JELLE HUGAERTS : Il semble en effet que la bande
dessinée venue du Nord bénéficie d’un intérêt toujours croissant et votre comparaison
avec des trésors venus d’un Monde Perdu est des plus gratifiantes. J’ai
d’ailleurs une bonne nouvelle pour vous : il reste encore des myriades de
joyaux à déterrer dans nos régions ! Nous cesserons d’harceler le monde à
propos de la grandeur de la bande dessinée finnoise le jour où l’intégralité
des œuvres de Kalervo Palsa et Jyrki Nissinen seront traduites. Alors enfin les
bandes dessinées pourront parler d’elles-mêmes.
Plus sérieusement,
oui, un fastidieux travail porte enfin ses fruits. Ce fut un long processus que
d’obtenir l’attention du monde extérieur et de lui faire prendre conscience que
des œuvres de qualité étaient produites en Finlande. Une grande partie de ce
travail de fond est due à l’enthousiasme et aux efforts constants des auteurs
finlandais eux-mêmes qui se sont rendus chaque année dans les principaux
festivals européens, transportant toute la production finnoise, établissant des
contacts, fournissant des sous-titres anglais dans leurs anthologies et tenant
l’alcool mieux que n’importe qui durant les soirées arrosées d’Angoulême
(obtenant ainsi le plus profond respect de tous les éditeurs). Le processus
s’est réellement mis en route en 2006 lorsque deux anthologies finlandaises (Glömp et Laikku) ont obtenu le Prix de la Bande Dessinée alternative à
Angoulême. Cette récompense a permis d’envisager en Finlande des projets plus
prestigieux comme le Kolor Klimax et
les anthologies Finnish Comics Annual.
Le meilleur outil de promotion reste évidemment de proposer des livres de haute
tenue. Avec les traductions françaises d’œuvres d’Aapo Rapi, de Ville Ranta, de
Tommi Musturi et de Marko Turunen, la Francophonie profite déjà d’un bel aperçu
de ce qui se trame en Finlande.
NV : La bande dessinée finlandaise
est découverte avec enthousiasme à travers le monde mais qu’en est-il dans
votre propre pays ? En tant que co-fondateur de la maison d’édition Huuda
Huuda, quel est votre sentiment sur la relation entre le lectorat finlandais et
sa production nationale ?
JELLE HUGAERTS : Il est agréable de voir le monde
extérieur partager un intérêt commun pour la bande dessinée finnoise mais
permettez-moi d’insérer un rire cynique en répondant à la question « le
public finlandais partage-t-il cet enthousiasme ? ». Parce qu’il n’en
est rien.
Du moins pas dans le
tableau d’ensemble. Un simple regard aux chiffres de vente des livres que nous
publions chez Huuda Huuda brisera aisément l’illusion que “le marché de la
bande dessinée finlandaise se porte bien !”. Je reconnais cependant qu’Huuda
Huuda donne l’apparence d’être une maison d’édition qui publie des livres
sélectionnés par d’autres auteurs plutôt que des ouvrages plébiscités par le
public. Nous sommes particulièrement
heureux si nous parvenons à vendre plus de 200 exemplaires d’un même titre au
cours d’une année. Il serait cependant inapproprié d’être par trop négatif car
nos livres reçoivent en général une attention particulière dans les grands quotidiens.
C’est auprès du public que notre existence et que nos livres semblent rester un
secret trop bien gardé. La bataille menée afin de faire connaître nos livres
auprès d’un lectorat qui pourrait l’acquérir est tout simplement
donquichottesque en Finlande. Pour vous donner une idée, il y a quatre
librairies spécialisées en bande dessinée dans notre pays, dont deux refusent
de prendre nos titres. Les deux autres librairies vendent cinq exemplaires de
nos livres à la nouveauté. La plus grande chaîne de livres ne propose pas nos
ouvrages car nous sommes un éditeur trop confidentiel. Lorsqu’on fait le
compte, il n’y a que sept endroits dans toute la Finlande où l’on peut se
procurer nos livres. Ce sont principalement des boutiques de musées et de
galeries d’art et quelques librairies de seconde main qui s’intéressent à la
bande dessinée. Dieu bénisse le circuit des librairies finlandaises qui
conserve notre scène éditoriale dans les limbes.
Quoi qu’il en soit,
nous avons noté lors d’événements que le « grand public » est plutôt
ouvert à ce que nous proposons. Lorsque nous tenons un stand dans des
événements qui ne sont pas liés à la bande dessinée (comme des foires du livre
ou les marchés d’hiver), les visiteurs s’intéressent vraiment à notre travail
et se procurent nos livres. Sur base de mon expérience personnelle en Belgique
(principalement en Flandre), je n’aurais jamais imaginé des femmes d’âge moyen
montrer de l’intérêt pour une luxueuse édition du dernier livre d’Olivier
Schrauwen et de l’acheter au prix de 29 euros. C’est pourtant ce qui se passe
durant ces événements en Finlande…
Il y a deux ans, la
Finlande a célébré le centième anniversaire de la Bande Dessinée finlandaise
avec des événements et des expositions tout au long de l’année. Une exposition
s’est récemment tenue au Kiasma, le Musée d’Art contemporain d’Helsinki. Les
Finlandais sont d’avides lecteurs de bandes dessinées : dans les classements
annuels des meilleures ventes de livres, on peut observer que les bandes
dessinées forment plus de la moitié des vingt premiers titres. Toutes étant des
aventures de Donald Duck. Près de la
moitié des foyers finlandais sont abonnés à la revue hebdomadaire de Donal Duck. Des bandes dessinées locales
sont également populaires, principalement des strips humoristiques édités dans
les journaux comme par exemple Fingerpori,
Viivi & Wagner, Kiroileva Siili et Fok_it. Le cocasse de la situation tient du fait que les auteurs
finlandais qui jouissent d’une grande reconnaissance à l’étranger sont ceux-là
même qui restent proprement inconnus dans leur pays. Les bandes dessinées
« artistiques » ou alternatives peinent particulièrement à trouver
leur place dans le paysage culturel. Le montant des aides accordées au secteur
de la Bande Dessinée n’est qu’une infime partie de ce qui est alloué aux autres
Arts. La bande dessinée ne fait pas non plus partie officiellement du programme
éducatif et l’enseignement de la bande dessinée est donc organisé par des
institutions qui ne sont pas entièrement reconnue dans le circuit professionnel.
Je donne sans doute le sentiment de dresser un portrait sinistre de notre
situation mais, sous un autre angle, tout cela a participé à forger une
certaine mentalité auprès de tous les auteurs et activistes locaux. Tout ce que
vous ferez pour être auteur de bande dessinée, vous devrez l’entreprendre par
vous-même et la récompense de votre dur labeur se limitera à une gorgée de
vodka tiède partagée à l’arrière d’une tente de festival. 95% de toutes les bandes dessinées produites
et publiées en Finlande le sont en amateur et ce dans le plus strict sens du
terme : pour l’amour de l’art !
En dépit de tous ces
obstacles, la Finlande possède une scène très active dans le domaine de la
bande dessinée. Il y a entre sept et dix éditeurs alternatifs, deux maisons
d’édition dominantes et chaque grand éditeur de littérature possède sa propre
collection dédiée aux bandes dessinées et aux romans graphiques. Si vous êtes
un auteur de bandes dessinées finlandais proposant un travail décent, vous
serez édité assez facilement. De plus, il me faut admettre que l’an passé [ndr :
2011] a été particulièrement faste pour la bande dessinée finnoise, atteignant
un nouveau sommet en termes de créativité et de diversité. Avec la présence de
deux bandes dessinées finlandaises (L’Exilé du Kalevala de Ville Ranta chez çà et là et Meti d’Aapo Rapi chez Rackam) dans la sélection officielle
d’Angoulême pour le Fauve d’Or en 2010, j’ai bon espoir que la moisson 2011
trouve plus facilement son chemin vers des éditeurs francophones et vers un
prix au festival. Je parle ici de livres comme Invisible Hands (Ville Tietäväinen), Perkele (Jeskanen), Santala (Jeskanen),
Alhaiset Taajuudet (Kuikka), The Shepherd (Sailamaa), Trophy Hunters (Pallasvuo), Neljännes Yhesti Paikas (Ville Pirinen),
Champ Poo (Eronen), Nejäs Toivon Kirja (Musturi)…
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NV : Il semble qu’une relation étroite
se soit nouée entre les auteurs et les éditeurs des différents pays scandinaves
et nordiques (on peut songer ici à l’éditeur letton kuš! qui a publié une anthologie consacrée aux auteurs finlandais et qui est proche du groupe Kuti Kuti). Ce lien
particulier s’est-il établi au cours des différents festivals de bande dessinée
qui se déroulent à Stockholm ou Helsinki ?
JELLE
HUGAERTS :
Historiquement, les pays « nordiques » (pour faire simple : la
Scandinavie, les pays baltes et la Finlande) ont toujours collaboré ensemble.
Il en résulte une myriade de fondations et de fonds d’aide qui souhaitent
stimuler encore davantage la coopération entre ces différents pays sur un plan
artistique. Il est donc assez « facile » d’obtenir des soutiens
financiers dans le cadre de collaborations (traductions, ateliers, expositions
itinérantes…). Celles-ci ont participé de manière significative à une prise de
conscience de ce qui se passait dans le domaine de la bande dessinée dans
chacun de ces pays. Les distances étant relativement réduites et les trajets
étant plutôt abordables, de nombreux auteurs et éditeurs se rencontrent
régulièrement durant des événements consacrés à la bande dessinée. Ce qui
m’amène à évoquer le Festival de Bande Dessinée d’Helsinki. Sans vanter ses
mérites de façon excessive, ce festival est un formidable événement et il joue
une grande importance par sa capacité à réunir des artistes de tous les pays
nordiques. Vous souvenez-vous des festivals rocks lorsqu’ils n’avaient que deux
scènes et que les intervalles entre les groupes étaient assez longs pour que
vous ayez presque assez de temps pour partir en quête des t-shirts à l’effigie
de vos groupes favoris ? Le Festival d’Helsinki conserve encore cet
esprit-là aujourd’hui ! Pour ne rien gâcher, l’événement est parfaitement
organisé (merci à toi grand maître Otto Sinisalo) et s’articule autour de deux
tentes (dont une entièrement consacrée aux fanzines) et d’un programme
intéressant. En bonus pour les éditeurs étrangers en visite : le stand est
gratuit ! Situé en plein cœur d’Helsinki et sans aucun frais d’entrée, le
Festival a accueilli près de 15.000 visiteurs l’an passé [ndr : en 2011].
Concernant l’éditeur letton kuš!, je peux dire que David Schilter
[ndr : fondateur de la maison d’édition kuš!] est un grand fan de la bande dessinée
finlandaise et qu’il a visité la Finlande à plusieurs reprises. Il semble
vraiment bien parti avec ses anthologies (et je ne cesse de me demander où il
puise toute son énergie).
NV : Sur le site de votre maison d’édition, on peut
lire : « Huuda Huuda considère
comme un devoir de proposer des bandes dessinées qu’aucun autre éditeur
n’aurait envisagé publier. » Cela
m’évoque une déclaration de JC Menu qui, si je ne me trompe, a longtemps
défendu cette idée à l’Association. Vous sentez-vous proche de cette maison
d’édition ?
JELLE HUGAERTS : Je serais évidemment très flatté que
nous soyons comparés à l’Association qui est une formidable maison d’édition.
Il y a cependant une différence importante à noter. Nous avons créé notre
structure dans le but spécifique de traduire des bandes dessinées étrangères
alors qu’il me semble que JC Menu et les autres fondateurs souhaitaient publier
des auteurs français. Huuda Huuda fut lancé en 2006 lorsque Tommi Musturi et
moi avons décidé d’allier nos forces et de publier des livres que nous aimions
pour une raison ou pour une autre. Il y a avait très peu d’ouvrages importants
(du moins importants à nos yeux) traduits en finnois. Il y a avait Persepolis et Monsieur Jean et c’est tout ce qui était traduit en finnois à
l’époque (je rappelle que nous étions en 2006). Dès le départ, nous voulions éditer
des livres qu’aucun autre éditeur n’aurait publiés. Nous ne ressentions pas
comme étant de notre devoir de présenter des noms déjà bien établis (comme Marjane
Satrapi, Seth ou Charles Burns) mais bien de faire découvrir au lectorat
finlandais les canons de la bande dessinée alternative tels que proposés par
des auteurs audacieux comme Olivier Schrauwen, Gary Panter, [ndr : citons
également des auteurs présents au catalogue d’Huuda Huuda comme Kamagurka &
Herr Seele, Ruppert & Mulot, Jeffrey Brown ou Lily Carré] etc... Il n’y a
pas un seul éditeur sensé en Finlande qui s’intéresserait aux récits de Jimbo par Gary Panter car cela demande
une année de travail pour seulement 150 exemplaires vendus. Mais nous oui (en
fait il s’agit sans doute de l’unique traduction de Jimbo au monde). Il ne faut cependant pas considérer ici que nous
souhaitons publier uniquement des bandes dessinées « artistiques »,
difficiles à comprendre et qui sont un gouffre financier. Il est d’ailleurs
très gratifiant d’éditer un livre qui se vend bien. La donnée principale dans
la décision de publier un livre reste que Tommi et moi l’apprécions
particulièrement, assez pour que nous éprouvions un réel plaisir à l’éditer.
Nous ne sommes qu’une petite unité avec des moyens très limités. Ni Tommi ni moi
n’avons récolté quelque argent de cette entreprise. Nos choix sont très
réfléchis, non pas que nous craignions de perdre de l’argent mais parce que
nous devrons porter ce livre et le vendre durant les cinq années suivantes.
Cette œuvre doit avoir en elle assez de qualités pour que nous soyons encore
transportés à l’idée d’en vendre un exemplaire supplémentaire même après cinq
années passées à le faire exister. Désolé, pas de place chez nous pour les
livres médiocres, ils lassent trop rapidement…
Au fil des ans, nous
avons également publiés des bandes dessinées d’auteurs finlandais qui
partagent, pour la plupart, une vision et une approche esthétique similaires
aux nôtres [ndr : citons dans les auteurs finlandais présents dans le
catalogue d’Huuda Huuda comme
Jaakko Pallasvuo, Anna Sailamaa ou
encore Aapo Rapi]. Nous gardons un œil attentif à ce qui se passe en Finlande,
écumant les tables des fanzines dans les festivals de bande dessinée,
parcourant les blogs, etc… Lorsque nous découvrons un travail qui nous plaît,
nous contactons l’auteur. Dans les faits, tout cela se déroule de manière bien
plus naturelle ; la scène finlandaise est si réduite que presque tous les
auteurs de bande dessinée se connaissent et les synopsis sont présentés de
manière informelle autour d’un café ou d’une bière.
Pour conclure, je
dirais qu’Huuda Huuda propose un éventail de titres assez large, un catalogue
éclectique qui reflète mes goûts et ceux de Tommi.
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NV: Pourriez-vous nous présenter
également l’atelier de bande dessinée Kuti Kuti.
Ce groupe composé de quatorze auteurs nés entre 1975 et 1985 représente-t-il le
fer de lance de la Bande Dessinée alternative contemporaine en Finlande?
Est-elle liée à Huuda Huuda, Tommi Musturi faisant partie des deux structures ?
JELLE HUGAERTS : Kuti Kuti a tout d’abord existé en
tant qu’espace sous la forme d’un atelier de travail partagé par plusieurs
auteurs de bande dessinée. En Finlande où le coût de la vie est élevé et les
loyers onéreux, il est très courant que les artistes et d’autres indépendants partagent
un espace commun et réunissent plusieurs tables de travail ensemble. C’est
comme un regroupement dans des bureaux mais de manière bien moins
conventionnelle. Il existe des « studios » d’architectes, de
graphistes, d’indépendants (il y a généralement un mélange de diverses
professions) et Kuti Kuti (qui signifie « chatouiller » en finnois)
est un espace de travail pour auteurs de bande dessinée. Dans le lieu qu’ils
occupent actuellement à Helsinki, je pense qu’il y a de la place pour dix
auteurs. Ce type d’atelier est le genre d’endroit où les gens vont et viennent
et Kuti Kuti ne fait pas exception à la règle. Le lien entre Kuti Kuti et Huuda
Huuda est que Tommi Musturi est un membre fondateur des deux structures. Pour
ma part, je connais la plupart des auteurs de Kuti Kuti mais je ne suis en rien
impliqué dans leurs manigances !
Au-delà du simple
studio, il existe la publication Kuti Kuti, une revue de bande dessinée au format tabloïd qui paraît quatre fois
par an. Le vingt-troisième numéro est paru il y a une semaine [ndr :
entretemps sont parus les numéros 24 et 25]. Ce sont des revues gratuites au
même format, comme par exemple PaperRodeo, qui ont inspiré ce projet. Aujourd’hui il existe de nombreuses
revues gratuites de ce genre mais, si vous me demandez mon avis, il y en a peu
qui possèdent un contenu d’un si bon niveau et cette énergie qui lui permet de
paraître tous les trois mois. Kuti
est un mélange de bandes dessinées venues de Finlande et d’ailleurs mais
également d’articles. Tous les récits sont présentés avec des sous-titres en
anglais. Visuellement, Kuti est
parfois présenté comme « psychédélique » mais c’est un terme auquel
je suis plutôt réticent. Quoi qu’il en soit, Kuti a une dimension internationale même si, en Finlande, tout se
déroule à un niveau très local, des volontaires déchargeant des piles de Kuti dans les bars, les musées et
d’autres boutiques. Cette revue participe grandement à l’intérêt croissant pour
la Bande Dessinée nordique à travers le monde. Son tirage est de 5000
exemplaires et un abonnement est possible depuis l’étranger en vous acquittant
uniquement des frais de livraison. N’est-ce pas formidable ?
Je n’irais pas
jusqu’à dire que les auteurs de Kuti Kuti forment le fer de lance de la Bande
Dessinée finlandaise car Kuti est basé dans une zone géographique qui se limite
à notre capitale et qu’il y a de la vie en Finlande même en dehors de ce monde
civilisé que nous appelons Helsinki. Il y a une scène bien installée à Tampere
ainsi que de nombreux jeunes auteurs prometteurs disséminés à travers tout le
pays. Dans la génération actuelle d’auteurs de bandes dessinées finlandais,
voici quelques noms auxquels vous devriez jeter un œil : Matti
Hagelberg, Aapo Rapi, Ville Ranta, Marko Turunen, Tommi Musturi, Amanda
Vähämäki, Ville Pirinen, Jyrki Nissinen, Roope Eronen, Katja Tukiainen, Mari
Ahokoivu, Milla Palloniemi, Petteri Tikkanen, M.A. Jeskanen, Ville Tietäväinen,
Emmi Valve, Reetta Niemensivu, Tiittu, Leo Kuikka, Jaakko Pallasvuo, Kari
Sihvonen, Jarno Latva-Nikkola, Kaisa Leka. Au-delà des auteurs publiés dans le
circuit traditionnel, il existe une scène très active d’Art Déviant dont je ne
sais absolument rien car il semble que je sois déjà un vieux con (vérifiez par
vous-même sur ce site http://finnishcomics.deviantart.com/).
NV :
En se penchant sur le travail des nombreux auteurs que vous venez de citer, on
découvre un véritable foisonnement de styles et de techniques. On passe d’un
noir et blanc contrasté à des couleurs vives au travers de l’utilisation du
crayon, de l’encre, de peintures et de diverses techniques mixtes. La bande
dessinée finlandaise ne semble dépendre d’aucune école ou de tradition mais
elle est traversée par une forme de vivacité, d’intensité particulière.
JELLE HUGAERTS : Il est vrai que la Bande Dessinée
finlandaise (du moins celle qui est présentée à l’étranger) propose un large
éventail de styles. On peut noter par exemple que l’utilisation des couleurs
dans l’œuvre de Marko Turunen est très subtile alors que la palette d’Aapo Rapi
est un vrai feu d’artifices pour les yeux. Je comprends votre référence à la
« vivacité » mais on retrouve un esprit similaire dans d’autres pays
(comme dans Le Dernier Cri ou Canicola). Je suis par contre
entièrement d’accord avec l’idée que la Bande Dessinée finlandaise n’est liée à
aucune école ou tradition. Chaque auteur possède son propre style et travaille
comme bon lui semble. J’ai développé un début de théorie à ce propos mais je ne
suis pas certain qu’elle résiste à une analyse approfondie. La voici : les
bandes dessinées les plus populaires en Finlande sont des histoires de Donald Duck et de Mickey Mouse (par des auteurs comme Carl Barks, Floyd Gottfredson…)
mais aucun des étudiants en bande dessinée que j’ai rencontrés ne dessine dans
le style Disney. Cela est probablement dû au fait qu’il s’agit d’un style particulièrement
difficile à maîtriser. En Belgique (en Flandre du moins), le style de
Vandersteen, Merho et Nys est bien plus simple (il s’agit d’une version plus «
rudimentaire » de la Ligne Claire). En France, il existe l’école qui
s’inspire de Trondheim et Sfar et qui me semble également plus évidente à
reproduire, raison pour laquelle il y a, selon moi, tant d’imitateurs ou de
« disciples » pour le dire plus courtoisement.
Au-delà de cette
remarque, je citerai le nom de Kalervo Palsa, un auteur de bandes dessinées qui
a profondément marqué de son influence la génération actuelle d’auteurs
finlandais. C’était un peintre d’Art Brut dont la bande dessinée Eläkeläinen Muistelee peut rivaliser
avec les œuvres de Spain ou du Marquis de Sade en termes d’ultra-violence et de
sadisme. Ce récit (dessiné en 1971) est brutal mais conserve une forme d’humour
noir intègre et flamboyant. La Finlande voue une affection particulière aux
artistes d’Art Brut et Palsa est devenu aujourd’hui une icône de l’art
finlandais. Des traces de son influence apparaissent clairement dans les bandes
dessinées de Jarno Latva-Nikkola et Jyrki Nissinen. Si les éditions Rackham
tiennent leur promesse de traduire tout l’œuvre d’Aapo Rapi, vous devriez
bientôt vous gausser en lisant Kelomökkien
Mies, une bande dessinée qui parodie la vie de Palsa. Si vous jetez un œil
aux dessins de Palsa (mais aussi d’Alpo Jaakola), vous noterez leur caractère abrupt
(que les Japonais définiraient sans doute comme du « heta-huma
manga ») et il vous sera bien difficile, à première vue, d’établir un lien
entre ce style et l’effervescence et la vivacité de la bande dessinée finnoise
contemporaine. Le lien existe pourtant bel et bien. Presque tous les auteurs
finlandais que j’ai cités ici mentionneront Palsa comme étant une influence
majeure. Son œuvre est parcourue par une grande intensité, tout comme la
production actuelle des auteurs finlandais.
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NV : Dans sa préface au Finnish Comics 2011, Ville Hänninen
insiste sur les concepts de surréalisme (« La Finlande est une terre lugubre. Dans ce pays en quête d’évasion, le
surréalisme est le seul réalisme auquel il vaille la peine de se raccrocher »),
l’onirisme (« les récits […] sont
tout simplement imprégnés de la qualité particulière des rêves éveillées »)
et le réalisme magique (« Les
artistes nordiques apprécient particulièrement dépeindre des réalités où
quelque chose semble toujours clocher »). Partagez-vous cette analyse
qui lierait la bande dessinée finlandaise à une forme d’étrangeté?
JELLE HUGAERTS : Ce serait tomber dans le cliché que de
définir la Finlande comme un pays lugubre. Bien entendu, les longues journées
sombres et humides d’automne peuvent assez facilement affecter votre moral.
L’été en Finlande s’avère cependant être un véritable délice : les oiseaux
pépient gaiement sous un soleil qui ne se couche jamais. C’est loin d’être
déprimant. J’aimerais également rappeler à Ville que la population finlandaise
détient le record du monde de consommation de crème glacée. Pourriez–vous
ressembler à un sale type à l’air lugubre en mangeant un cornet de glace ?
Vous n’y parvenez pas ! Ian Mackaye et Guy Piccoloto de Fugazi nous l’on
déjà expliqué dans ce billet.
J’adhère par contre
entièrement à l’opinion de Ville concernant l’importante présence du
surréalisme dans notre paysage culturel (comme on peut le constater dans de
nombreux films finlandais). Le surréalisme fait partie de notre vie quotidienne
et semble presque inscrit dans les gênes des Finlandais. Parfois ils le laissent
s’exprimer davantage en organisant toutes sortes d’événements « fantasques »
durant l’été (comme le « football de marécage », le « porter de
femme », les championnats d’air guitar…) mais ces manifestations ont pour
moi une vocation relativement touristique. Le quotidien est déjà assez étrange
en lui-même, comme le prouve la consommation du mämmi ou le fait de suer dans le sauna d’un
public en compagnie d’une bande d’hommes nus et aux ventres arrondis par la
bière dans un silence religieux. Ce que je tente d’expliquer ici, c’est que je
n’attribuerais pas ce surréalisme à une soif d’évasion mais plutôt
l’inverse : la Finlande est sacrément bizarre. Tout simplement.
Amanda Vähämäki nous
propose sans doute l’exemple le plus évident de bandes dessinées aux accents
« surréalistes ». Elle parvient à saisir parfaitement cet état
brumeux de l’esprit lorsqu’il navigue entre le rêve et l’éveil, ce sentiment
béat et nébuleux, comme lorsque vous vous sortez de votre lit encore groggy
mais que vous vous souvenez avec précision de ce que vous venez de rêver. Je ne parlerai cependant pas ici de réalisme
magique ; c’est un terme que je réserve à une certaine littérature
flamande ennuyeuse des années ’60 dans la vaine du livre The man who let his hair cut short [ndr : L’Homme au crâne rasé] de Johan Daisne (qui n’a comme seul mérite
d’avoir inspiré à Olivier Schrauwen le titre de sa dernière bande dessinée).
Cessons de nous couper les cheveux en quatre… J’en reviendrais donc à Amanda
Vähämäki et je recommande chaudement à tout un chacun de découvrir ses œuvres
qui ont été publiées par Drawn & Quarterly, Canicola et Fremok !
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[Entretien réalisé par
courrier électronique pour Nørdix en mars 2012. Traduit
de l’anglais.]
Je tiens à remercier Jelle Hugaerts pour sa disponibilité et sa patience!